mercredi 29 novembre 2017

Georges Guye, "Autoportrait au manteau et au chapeau"

Je viens de recevoir une invitation pour une expo « privée » en l’honneur de Georges Guye. La proximité de cet événement me presse de terminer l’article en cours et le visuel que Georges a choisi pour signaler l’expo m’intéresse beaucoup.  En effet, il s’agit d’une étape (et d’un état) de la sculpture de l’autoportrait au manteau sur lequel je suis précisément en train d’écrire.  La photo en révèle la structure en grillage, très précise déjà dans ses contours, avant qu’il ne la recouvre de plâtre.  Elle dessine dans l’espace la silhouette diaphane d’une présence humaine, sorte de gardien du temple. Une ombre que l’on ne pourra jamais saisir pour elle-même maintenant qu’elle est recouverte, un fantôme à jamais soustrait à notre regard, nous invitant à voir ce que nous ne verrons pas.


Aujourd’hui, lorsqu’on arrive dans l’atelier du sculpteur Georges Guye, on trouve près de la fenêtre du fond, deux autoportraits qui se font face. Celui où il s’est représenté nu en caleçon de bain (réalisé entre 2015 et 2016) et celui qu’il  termine,  l’autoportrait au manteau et au chapeau.  Deux sculptures grandeur nature. J’aime cet espace où le travail du plâtre a fini par tout recouvrir d’un voile blanc. J’aime la douceur des objets, tous poudrés, même les plus usuels, qui participent à métamorphoser l’atelier en un relief monochrome dans le contre-jour de l’unique fenêtre qui le laisse toujours dans la pénombre.  Un atelier, ce n’est pas un lieu d’exposition, c’est l’espace de travail de l’artiste, celui du faire, avant l’œuvre aboutie.


J’avais écrit sur l’autoportrait en maillot de bain, en juin 2016, on peut retrouver  l’article sur ce lien : http://imagesentete.blogspot.fr/2016/06/georges-guye-autoportrait-sculpte.html.
A l’époque où Georges Guye réalisait cette sculpture, il n’avait pas l’intention de faire un autre autoportrait, il avait réfléchi à cette unique représentation de lui-même et pensait en rester là.  Mais, on l’a vu par la suite, l’autoportrait engendra deux autres sculptures (un guéridon de bar avec un avant-bras levant une tasse à café et un bord de plage) et devint un triptyque sur lequel j’ai écrit en décembre 2016. Ces trois sculptures fonctionnent comme un strip  BD en trois cases (et ellipses), elles fixent les éléments d’une scène de la vie quotidienne.




















De fil en aiguille, la pensée de Guye tricota un prolongement au premier autoportrait et il conçut cette sculpture où il se représente vêtu du manteau et du chapeau qu’il affectionne particulièrement et dans lesquels il a fait savoir qu’il souhaite être inhumé. Cette dernière volonté ne peut être ignorée si elle participe à donner du sens à ce travail... au-delà d’exprimer l’ordre inéluctable de la vie...



Evidemment, la malice qui fait apparaître les deux autoportraits face à face, dans l’atelier, joue de leur gémellité et de leur opposition, l’un estival, dénudé, donc fondamentalement vulnérable ; l’autre hivernal, bâché sous l’étoffe épaisse d’un manteau et coiffé d’un chapeau, solide seconde peau  protégeant la première et représentation de l’homme social,  Joe Guye  tel qu’il nous arrive de le rencontrer.  Deux autoportraits aux antipodes l’un de l’autre ?
L’homme de l’autoportrait dénudé  croise les bras sur sa poitrine, non dans un geste de défiance, mais  de protection, le bout des doigts légèrement rentré  sous les aisselles, dans l’attitude que l’on prend machinalement pour  couvrir une nudité qui expose, au froid et au regard des autres. En tant qu’artiste, Georges Guye se montre dans une posture humble et sans concession, figure de « l’homme commun », cher à Montaigne dans Les Essais (1580-1592).  S’observant lui-même sans vanité, il livre son humanité dépouillée des apprêts qu’imposent les convenances sociales avec cette touche de singularité et de fantaisie du maillot de bain parsemé de reproductions en résine de bonbons Haribo. Le corps sculpté devient alors auto-référence, signature du travail de l’artiste.
Le regard de cet homme sculpté ne croise pas celui du spectateur, il plane au-dessus, lointain sans être hautain, porté sur un autre espace-temps. Il devient le regard vigilant du guetteur.  La suggestion de la mer dans les contours d’une vaguelette fait signe, elle invite à en considérer toutes les symboliques associées : matrice originelle jouant sur l’homophonie mer/mère, évocation du Styx, fleuve des enfers traversé au moment de passer de l’autre côté,  grands mythes liés à l’eau, mais encore certains rituels purificateurs...  Avec cette sculpture dénudée,  Georges Guye  se regarde lui-même au plus près de l’épiderme pour donner une image réaliste et intime de l’homme et de l’artiste qu’il est devenu avec les années. S’observant, il se découvre lui-même (au sens propre et au sens figuré), presque aussi nu qu’au premier jour alors que l’apparence du corps témoigne du temps vécu.   Sculpter son propre corps, c’est se créer soi-même en se soumettant toutefois à la contrainte du modèle,  s’enfanter et  s’épouser tout à la fois, exprimer la délicate cohabitation ou le détachement que l’on entretient avec son corps, surtout au fil des années qui passent.  Il faut une grande abnégation pour  entreprendre  de se sculpter car il faut littéralement se regarder sous toutes les coutures, s’extraire de soi.  Notre perception intérieure (la plus familière) nous apparaît souvent comme très subjective quand nous la confrontons à l’épreuve du miroir.  « J'ai horreur de me voir à l'improviste dans une glace car, faute de m'y être préparé, je me trouve à chaque fois d'une laideur humiliante », écrit Michel Leiris dans les premières pages de L’âge d’Homme (1939).  Je suis bien certaine que Georges Guye n’échappe pas à cette difficulté de changer de point de vue pour adopter celui de l’autre, de devenir en quelque sorte plus étranger à lui-même par la volonté de se représenter.  
 Qu’en est-il de l’autoportrait au manteau et au chapeau ?  Cette nouvelle représentation semble aux antipodes de la première, le corps est couvert des pieds à la tête, la nudité rhabillée. Peut-on soupçonner Joe Guye d’avoir cédé au politiquement correct, de s’être couvert par pudeur, parce que le corps exhibé est toujours érotique et vecteur de désir ? Pas convaincue, même si l’autoportrait en maillot de bain n’a pas manqué de poser question.   Le vêtement, peut aussi être érotique,  mais pas dans la mise en scène de l’autoportrait au manteau et au chapeau. En effet,  le vêtement  couvre le corps depuis la tête jusqu’aux pieds, il  fait figure de rempart, le drap de laine épais protège le corps en tant que peau (domaine de l’intime), de la rigueur hivernale et du regard étranger (domaine  public). Voilà pourquoi, dans un premier temps, cet autoportrait de Georges Guye apparaît comme son être social, ou plutôt, la représentation de ce que la société impose à l’homme qui est sous le manteau.
En premier lieu, cette sculpture habillée nous ramène à l’histoire de l’art et plus précisément à la sculpture de Balzac par Auguste Rodin (il y travailla de 1891 à 1898) qui avait procédé de façon analogue, modelant plusieurs nus avant de couvrir le corps d’un manteau (plus exactement d’une robe de chambre), pour trouver la manière juste de représenter le tomber de l’étoffe et rendre sensible la présence du corps (phénoménal et presque légendaire de Balzac) caché aux regards.   Pour le coup, nous le voyons avec les différentes études de Rodin, le corps de Balzac est érotisé et la robe de chambre (vêtement d’intérieur et de l’ordre de l’intime, donc) ne fait pas totalement écran à cette éventualité. Quelque part, la sculpture de Balzac par Rodin ne renvoie pas à l’image sociale de l’artiste.

















Les sculptures d’Honoré de Balzac par Rodin révèlent aussi le génie du romancier du XIXème siècle. Le nu est un colosse, une force de la nature, planté sur ses deux pieds, en marche, les bras noués sur le torse dans une attitude virile, déterminée, puissante. Il est la force du taureau.  Il en est un peu autrement de la sculpture de Balzac enveloppé dans sa robe de chambre. Les jambes sont rassemblées, la tête en légère rotation sur la droite est un peu relevée, le regard creusé et vide semble scruter un lointain intérieur. Le nu est ancré dans le sol avec un réalisme brutal qui n’a rien d’une valorisation à la manière d’une élévation sur un piédestal. Il dessine dans l’espace un triangle à large base, très stable. Différemment, le Balzac drapé dans la robe se déploie au fur et à mesure qu’il s’élève du socle, mais il semble presque en déséquilibre dans ce mouvement de rotation où la représentation de la robe le prive de bras. Les manches pendantes pourraient évoquer une infirmité. Le corps disparaît  drapé dans une sorte de toge, mais ses volumes et sa masse l’imposent sensiblement, il résiste.  Le visage exprime une sombre tourmente romantique, la sculpture tient presque du grotesque et du sublime.  A propos du Balzac par Rodin, Stephan Zweig écrit : « Sur la face du Balzac de Rodin se lisent en lettres d’airain la turbulence, l’insoumission, la douleur du geste créateur, le grand talent du poète n’est donc pas plénitude et exaltation généreuse, mais incertitude de celui qui est en quête de secours et de délivrance.» (Stefan Zweig, Paul Verlaine, 1904).  La robe de chambre est, dans la sculpture de Rodin,  la manifestation de l’homme et de son œuvre. Elle est théâtrale et tragique, autrement qu’un simple vêtement d’intérieur.
Que nous disent les autoportraits de  Joe Guye si l’on considère qu’il a d’abord travaillé le corps nu avant de représenter le corps habillé ?  Dans l’un comme dans l’autre, il ne me semble pas y avoir une recherche sur la dimension érotique du corps, même si l’ensemble des trois sculptures qui constituèrent un triptyque donnait la place aux  plaisirs de la vie quotidienne.  Le corps est reproduit  avec justesse,  le jeu de l’artiste étant de trouver le moyen de transposer avec du grillage, du plâtre et des pigments,  le je vivant en je sculpté. Indéniablement, il y a dans l’œuvre de Joe Guye, un jeu mimétique, autour de la figuration du réel par des moyens artificiels dont il se soucie vraiment.   En écrivant cela, je pense justement à un triptyque, une oursinade, que j’avais commenté et dans lequel, Joe Guye s’était représenté dans une  activité dont il raffole, la pêche aux oursins.


Réaliser une sculpture apparaît comme une manière d’approcher le vivant par la création (imitation artificielle) de sa forme sensible et de son enveloppe.  C’est ce que dévoile la photo de l’autoportrait à l’état de grillage (mis à part quelques étais solides et purement fonctionnels pour que la sculpture tienne debout), ce que le grillage dit, c’est la recherche de la forme, de  la silhouette, de l’enveloppe.  La forme créée par Joe Guye, c’est du volume dans l’espace.  On peut sculpter avec de la terre en faisant de geste d’amasser et de modeler le volume de terre nécessaire, on peut sculpter en taillant,  pour aller chercher la forme déjà contenue dans la masse.  Joe Guye regarde et donne à voir l’enveloppe des choses leur apparence visible, sans s’appuyer sur leur structure intérieure. Pas de squelette, pas de muscles, de tendons, d’os,  seulement la peau, l’enveloppe, l’écran entre le monde extérieur et la chair intérieure. On comprend ainsi que le nu et l’homme au manteau sont tout aussi équivalents qu’ils sont différents, ils sont surfaces et volumes, apparence du monde vivant.
Ce n’est pas le jeu du reflet ou du miroir qui, dans l’autoportrait  peint  peut faire surgir une intériorité. Ce que Joe Guye semble faire, c’est  transposer en volume et en matière (figuration de l’apparence) la question non moins existentielle et importante de la place occupée par l’homme dans le monde, son espace personnel. Son apparence. Ainsi les deux sculptures de Georges Guye sont-elles les deux faces d’un même être et d’une même question.  


Que l’on considère l’homme à nu (tel qu’il se regarde dans son espace intime) ou l’homme social, paré pour son rôle social, quel est très concrètement l’espace et la place qu’il occupe dans l’histoire de l’humanité ? La réponse est tangible, elle est l’écorce de l’être. L’humain n’est pas ici, une abstraction.  Il ne nous désigne pas un autre espace qui évoquerait une transcendance possible.  Les sculptures semblent dire tout ce qui est à prendre en considération est ici sous vos yeux.
Cette tirade de Valdimir dans En attendant Godot de Samuel Beckett, me semble  soutenir cette hypothèse :
"Ne perdons pas notre temps en vains discours. (Un temps. Avec véhémence.) Faisons quelque chose, pendant que l'occasion se présente ! Ce n'est pas tous les jours que l'on a besoin de nous. Non pas à vrai dire qu'on ait précisément besoin de nous. D'autres feraient aussi bien l'affaire, sinon mieux. L'appel que nous venons d'entendre, c'est plutôt à l'humanité tout entière qu'il s'adresse. Mais en cet endroit, en ce moment, l'humanité c'est nous, que ça nous plaise ou non.  Profitons-en, avant qu'il soit trop tard. Représentons dignement pour une fois l'engeance où le malheur nous a fourrés. Qu'en dis-tu ? ( Estragon ne dit rien)  Il est vrai qu'en pesant, les bras croisés, le pour et le contre, nous faisons également honneur à notre condition. Le tigre se précipite au secours de ses congénères sans la moindre réflexion. Ou bien il se sauve au plus profond des taillis. Mais la question n'est pas là. Que faisons-nous ici, voilà ce qu'il faut se demander. Nous avons la chance de le savoir. Oui, dans cette immense confusion, une seule chose est claire: nous attendons que Godot vienne." (En attendant Godot, Samuel Beckett, 1952)



J’insisterai encore sur les vêtements. Georges Guye s’est représenté portant chaussures solides, pantalon, manteau boutonné descendant jusqu’aux genoux et chapeau.  Ce sont les pièces classiques d’une tenue hivernale de l’homme né au vingtième siècle, ils font référence. Jacques Prévert, Raymond Queneau, Albert Camus, Roland Barthes, Samuel Beckett, les hommes les plus célèbres et les individus plus anonymes ont porté ce genre de manteau et de chapeau.   Sans en faire une histoire de mode, ils sont la marque d’une époque, un repère chronologique. Ils font signe, témoignant dignement, de l’homme pour l’homme du vingtième siècle. Ainsi,  Georges Guye se représente dans des vêtements dont il dit qu’il est content, des vêtements qu’il a plaisir à porter, que nous lui connaissons.  Il est à la fois intimement lui-même -  et l’humain du vingtième siècle et de ce début de vingt-et-unième siècle, ce qui ne manque pas d’être un peu vertigineux.  L’artiste semble ne pas revendiquer de posture d’artiste, il est tout entier dans son œuvre.
Je reviens en conclusion sur la photo que Georges Guye a choisie pour le carton d’invitation, celle qui nous montre ce que nous ne verrons pas. Je me demande après avoir rédigé toutes ces hypothèses si cela ne revient pas à signifier que nous demeurerons de toutes les façons aveugles au fondement des choses. Mais j’y vois  un bel attachement à la sensualité du monde, celui que l’on peut appréhender par les cinq sens et partager avec ses contemporains.

Florence Laude, novembre 2017.




1 commentaire:

pierre vallauri a dit…

Sublime!
je ne voudrais rien rajouter d'autre.
J'invite aussi tous tes lecteurs à parcourir les différentes chroniques que tu as faites sur Jo (ou Joe) Guye depuis Mai 2011 (Bientôt 7 ans!).
C'est une manière de voir dans son travail "une continuité significative" remarquable et un jalon de l'art de notre temps .
Comme par le passé, je regrette qu'un musée, ou tout autre lieu de monstration, ne nous donne pas à voir une belle rétrospective, agrémentée d'un catalogue où tu intervendrais aussi en tant que critique.
Merci encore Florence.... et Jo!